L'idéal chevaleresque

Après avoir survolé l'histoire de la chevalerie,  nous allons maintenant tenter de définir l'idéal chevaleresque du XIIe siècle en nous basant sur les œuvres de Chrétien de Troyes.

Motet du codex de Montpellier, bel exemple de fin'amor

Pourquoi Chrétien de Troyes?


Si nous avons choisi ses romans comme socle pour notre étude, ce n'est pas un hasard. Auteur prolifique, cultivé, fréquentant la cour galante et distinguée de Marie de Champagne, il est le premier à adapter la matière de Bretagne (ensemble de légendes celtes et bretonnes) en langue romane. Son génie vient du fait qu'il a réussi à réinvestir cet héritage mythique et païen dans une littérature courtoise correspondant aux goûts du XIIe siècle. 
Nous ne nous intéresserons ici qu'aux romans appartenant au cycle arthurien. La chronologie de son œuvre reste assez obscure mais l'on distingue: Erec et Enide (écrit vers 1170), Cligès ou la Fausse Morte (~1176) Lancelot ou le chevalier à la charretteYvain ou le chevalier au lion (composés conjointement entre 1176 et 1181) et Perceval ou le conte du Graal (inachevé, probablement interrompu par la mort de l'auteur vers 1183). 
Chrétien de Troyes est considéré comme le père du roman de chevalerie. Ce nouveau genre littéraire, qui emprunte à la chanson de geste son goût pour le récit épique et les exploits guerriers, s'en distingue pourtant profondément par la place qui est donnée à l'Amour. L'œuvre de Chrétien, intemporelle, aborde déjà certaines questions fondamentales, telles que la quête de soi, la lutte contre le Mal et l'éternel combat entre Amour et Raison. 


Arthur et les Chevaliers de la Table Ronde


Apparition du Saint Graal aux chevaliers
de la Table Ronde (enluminure du XVe siècle)
Le mythe du roi Arthur prend source bien avant  Chrétien de Troyes. Il s'inspire des exploits d'un seigneur breton ayant probablement existé à la charnière des Ve et VIe siècles. Son destin héroïque est relaté à travers de nombreux ouvrages, poèmes et chroniques des siècles suivants. C'est Geoffroy de Monmouth qui, au XIIe siècle,  entreprend une biographie quelque peu fantasque d'Arthur dans son Historia regum Britanniae et contribue à étoffer la légende. Le poète normand Wace, lui, adjoint l'invention de la Table Ronde, autour de laquelle se réunissent les meilleurs chevaliers du monde.
Dans l'œuvre de Chrétien, Arthur (dont le nom vient d'Artus, l'ours) est représenté comme un monarque puissant et généreux, mais dont le personnage s'efface au profit de ses chevaliers. C'est désormais autour d'eux que se construit le récit. L'auteur champenois, s'il se réclame des "hommes d'autrefois" (voir l'incipit de Yvain ou le chevalier au lion) a adapté la légende au cadre de la féodalité et à la chevalerie de son temps.



L'archétype du chevalier errant


Le héros des romans de Chrétien de Troyes est toujours un chevalier errant à la poursuite d'une quête transcendante. Le roman débute traditionnellement à la cour du roi Arthur, lieu de naissance de l'Aventure par excellence. Le chevalier quitte alors ce monde d'harmonie pour se lancer dans la Quête qui revêt différents aspects selon le héros qui la poursuit. Pour Yvain et Lancelot, c'est l'amour (ou le pardon) de l'être aimé. Perceval est à la recherche de lui-même. Erec, quant à lui, est prêt à tout pour venger l'affront qui lui a été fait.

Yvain, le chevalier au lion
Le héros est souvent de naissance illustre (Yvain, Erec et Gauvain sont fils de rois, Lancelot a été élevé par la Dame du Lac), il a donc un rang à tenir et ne peut se permettre d'entacher son renom. La plupart des chevaliers de la Table Ronde sont également célèbres par leurs exploits. Quand ils révèlent leur nom à un chevalier qu'ils ont défait ou à l'homme qui leur a offert l'hospitalité, ce dernier est émerveillé et se sent honoré d'avoir pu les approcher: leur réputation les précède. Le nom du miles s'auréole donc de gloire à mesure qu'il progresse dans la Quête.
Le héros arthurien a fréquemment le rôle d'un libérateur, qu'il abolisse une coutume malfaisante, comme Yvain qui délivre trois cents pucelles en tuant les fils d'un démon, ou brise un enchantement, tel Gauvain sur le Lit Merveilleux. Erec affronte également la redoutable épreuve de la Joie de la Cour, rendant ainsi sa liberté au preux Mabonagrain et plongeant la ville de Brandigan dans la liesse. Le héros abroge ainsi le chaos et restaure l'ordre et la paix sur sa route.
Mais l'Aventure n'est pas une fin en soi. Son rôle est d'éprouver le chevalier et de lui permettre de se surpasser pour accéder enfin au bonheur.


Les  valeurs de la chevalerie


Le chevalier arthurien est paré de vertus qui l'honorent et dictent sa conduite en toute occasion. Elles lui permettent de ne jamais s'éloigner des sentiers de la chevalerie et l'élèvent au dessus du commun des mortels. Les plus importantes de ces qualités sont:

Loyauté : Le chevalier doit toujours être loyal envers ses compagnons d'armes. La fuite, la trahison sont autant d’indignités. Il combat avec honneur et droiture, à armes égales à celles de son adversaire.

Prouesse : Le chevalier doit être preux et valeureux, tant par le corps que par l’esprit, s’il veut sortir victorieux des épreuves qui l’attendent et augmenter son renom.

Courage : Un chevalier se doit de choisir le chemin le plus difficile et non le chemin guidé par ses intérêts personnels. Il doit être prêt à faire des sacrifices et ne devrait reculer devant aucun péril pour accomplir son devoir. Attention toutefois, car "folie n'est pas vaillance" nous dit le proverbe (Erec et Enide).

Sagesse et Mesure : Le chevalier devrait être sage et sensé afin d'empêcher la chevalerie de basculer dans la sauvagerie et le désordre. Il doit savoir maîtriser sa colère, sa haine. Il devrait rester maître de lui-même en tout temps et épargner un adversaire si celui-ci se rend.

Justice : Le chevalier doit toujours choisir le droit chemin. Il fait régner l’ordre et l’équité, répare les torts, libère les opprimés. La justice est tempérée par la pitié et la mesure.

Protection : Un chevalier se doit de servir et de défendre son seigneur et sa mesnie. Il doit également prêter assistance aux plus démunis, à la veuve et à l’orphelin et, de façon générale, à tous ceux qui croisent sa route.

Foi : Un chevalier devrait avoir foi en Dieu et ne pas se vautrer dans le péché. Il doit respecter les lieux saints et « aller souvent prier au moutier » pour le pardon de ses péchés (Perceval ou le conte du Graal).

Franchise : Le chevalier doit parler sincèrement, sans tromperie, ni mensonge, ni flatterie.

Humilité : Le chevalier ne devrait pas se vanter de ses exploits, mais plutôt laisser les autres le faire pour lui (troubadours, ménestrels, compagnons de route…). Il doit faire preuve de modestie. « Ne sache ta main gauche le bien que fera ta main droite ! » dit Chrétien de Troyes au début de Perceval.

Largesse : Le chevalier doit se montrer généreux et dépenser sans compter pour autrui. La largesse est considérée comme la marque de sa haute condition, ce qui le rapproche de la noblesse et l'oppose à la bourgeoisie cupide. Le roi Arthur et ses féaux n'hésitent donc pas à prodiguer présents et objets de valeur autour d'eux, signes de bienveillance et de prospérité.

Chevalier félon précipité dans le Tartare
(tympan de Conques)





Si toutes ces vertus sont observées, le prestige du chevalier s'accroîtra pour son plus grand honneur. A l'inverse, violer l'une de ces règles entraînera l'avilissement du miles et son mépris par les autres membres de sa caste. Les romans de Chrétien de Troyes regorgent de chevaliers félons bafouant les idéaux chevaleresques, et qui ne rechignent à aucune bassesse pour parvenir à leurs fins. Ils finissent le plus souvent vaincus par les vertueux paladins de la Table ronde.









Un idéal courtois


E.B. Leighton, l'Accolade


Mais l'idéal du XIIe siècle est avant tout courtois. La courtoisie est un nouvel art d'aimer, mais aussi de vivre, très en vogue au siècle de Chrétien de Troyes, et qui fleurit dans les cours d'amour données par Raimbaut d'Orange, Aliénor d'Aquitaine ou encore Marie de Champagne (protectrice de l'écrivain). Le chevalier courtois doit se comporter de façon plaisante avec les dames de qualité. Il les courtise, s'engage à leur porter  secours si nécessaire, puis s'éprend de l'une d'elles et lui voue un véritable culte. Cette relation idéalisée du paladin à sa dame place la femme au centre du jeu amoureux. Elle n'est plus un simple objet de désir mais c'est elle désormais qui guide son soupirant sur la voie douloureuse de la passion. En effet, le fin'amor est basé sur la frustration du sentiment amoureux et la souffrance du chevalier servant. Ce dernier doit s'élever pour mériter l'affection de sa dame. A ce titre, l'amour courtois est transcendant, car il pousse celui qui l'éprouve à se surpasser. Le fin'amor n'exclue toutefois pas le désir physique, il est tout autant ancré dans les sens que dans l'âme et l'esprit. Enfin, l'amour courtois est généralement adultère, il met souvent en scène la femme d'un seigneur et l'un de ses vassaux, ce qui le rend immoral (l'amour de Guenièvre pour Lancelot est illégitime). L'amour libre s'oppose au sacrement du mariage, institution sociale, économique et religieuse servant plus à sceller des alliances entre familles qu'à l'épanchement des sentiments.

Chevalier et sa dame
(l'oiseau de proie est symbole de féminité)
Chez Chrétien de Troyes, toutefois, c'est "dans le mariage que l'amour et la femme peuvent satisfaire les exigences de l'idéal chevaleresque et courtois" (E. Kohler, L'aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois). L'amour conjugal, s'il est sincère, est la clef du paradoxe, car il allie passion et morale chrétienne. Ainsi, Erec, Cligès et Yvain trouvent-ils tous trois le bonheur dans le mariage. Les romans de Chrétien sont un hymne à la gloire de l'amour conjugal (excepté son Lancelot, inspiré par Marie de Champagne).








Amour et prouesse


Dame remettant ses armes à son chevalier
La littérature courtoise place l'Amour au-dessus même de l'honneur, car tout ce qui est fait par amour mérite le pardon. Lancelot sacrifiera ainsi sa réputation de chevalier en montant dans une charrette (au Moyen Âge, elle sert à mener les criminels) pour retrouver Guenièvre: encore celle-ci lui reprochera-t-elle d'avoir hésité! Plus tard, il acceptera même de combattre "au pire" lors du tournoi de Noauz pour se faire reconnaître de sa dame. Mais l'amour courtois est voué à inspirer le héros, à le pousser à une action bénéfique, et non à le détourner de la chevalerie. Erec est ainsi accusé de récréantise lorsqu'après avoir épousé Enide, il se désintéresse du métier des armes et néglige ses devoirs de chevalier. Cette conduite coupable désespère Enide, alors même que c'est par amour pour elle que son mari oublie son honneur, mais ce faisant, il n'est plus digne d'elle. Ce n'est qu'à la fin du roman, après une longue série d'épreuves destinées à éprouver le couple, qu'Erec comprendra qu'Amour et Prouesse sont indissociables. Pour mériter sa dame, le chevalier doit donc sans cesse prouver sa valeur.
Il en sortira parfois meurtri, comme Lancelot au Pont de l’Épée, contraint de passer pieds et mains nus sur une lame pour passer la rivière, ou comme Erec, qui s'évanouit à cause de ses blessures après moult combats. La souffrance peut être également morale: Yvain sera frappé de folie quand sa dame lui retirera son affection.
Si l'amour est une puissante source de motivation pour le chevalier servant (Lancelot bat le perfide Méléagant après avoir entrevu Guenièvre au sommet de la tour), c'est qu'il magnifie ses qualités et en fait une sorte de surhomme. En lui conférant la force de vaincre, il contribue à augmenter sa valeur. Le chevalier à la charrette sera ainsi surnommé "l'Hercule amoureux" au XIIIe siècle.

Lancelot au Pont de l'épée, manuscrit du XIVe siècle



Un ordre céleste


En résumé, le chevalier arthurien est un champion au service de Dieu, de l'ordre et du Bien. Sa vocation est de combattre pour un monde meilleur et d'éradiquer la misère et l'injustice sur son chemin. Guidé par le destin, il est investi d'une mission sacrée menant à la rédemption de la chevalerie et de la société entière. Cette lutte quasi eschatologique contre le Mal est amorcée dans les œuvres de Chrétien de Troyes, mais elle connaîtra son apogée au siècle suivant avec le cycle notamment de Lancelot-Graal et l'apparition de la chevalerie célestielle, incarnée par Galaad, le chevalier parfait, qui seul aura le privilège ultime de poser les yeux sur le contenu du Saint Graal et sera transporté au Ciel. Ce paroxysme mystique reflète le dernier souffle de la légende et une suprême tentative de diviniser un idéal chevaleresque mourant.


Saint Michel terrassant le Démon, XVIe siècle, Tolède